L’ULTIME ÉTÉ DE GÉRARD PHILIPE

Dans Le Dernier Hiver du Cid (*), Jérôme Garcin raconte les dernières semaines de l’acteur mythique. Un portrait tendre et pudique. Un beau chant funèbre.

Le 25 novembre 1959, Gérard Philipe disparaissait, emporté par une maladie foudroyante. En mourant dans la fleur de l’âge, le Petit Prince des planches demeura figé dans une éternelle jeunesse. Pour Jérôme Garcin, évoquer les dernières semaines de l’acteur flamboyant du TNP était un pari risqué car il est, à la ville, son gendre : il a épousé sa fille, Anne-Marie. Décrire donc les dernières semaines d’une star des planches qu’un cancer rarissime et fulgurant – et dont son épouse lui cacha la gravité – demandait donc une plume pleine de retenue. Jérôme Garcin réussit pleinement ce défi.

Partant de l’été 59, où une fatigue générale s’installe durant les vacances au bord de la Méditerranée, à l’automne, qui lui sera fatal, Jérôme Garcin fait revivre un artiste resté proche des gens et des choses. La lassitude générale ne peut que troubler les proches d’un homme qui aime s’atteler à des lourds travaux dans sa maison de Ramatuelle. L’auteur écrit : « Toujours ce besoin, chez lui qui fuit les mondanités et que les lustres indiffèrent, de participer à la réfection d’une bâtisse bancroche, d’aménager son ressui et d’œuvrer physiquement au bonheur clos de sa petite famille. Perdican aime suer et se salir dans le mortier et la poussière blanche des gravats. »

Décrivant les dernières semaines du comédien qui s’étonne de son soudain manque de force, Jérôme Garcin fait aussi un portrait émouvant de l’épouse, celle qui fait tout pour cacher à son mari l’imminence de sa fin. Il décrit ainsi son attitude quand le chirurgien, le professeur Gaudart d’Allaines, lui annonce le terrible diagnostic : « Anne ne fléchit pas. Elle ne pense qu’au moment où Gérard sortira du bloc et ouvrira les yeux. Que lui dira-t-elle, en lui prenant les mains ? Que tout est fini ? Qu’il est condamné à mort ? Qu’il faut déjà se préparer à partir ? (…) Elle a le courage de n’avoir plus aucun espoir ; aura-t-elle celui de lui dire la vérité ? Maintenant, elle frissonne. D’effroi. » Quelques pages plus loin, l’auteur décrit aussi comment l’amour était né entre ces deux personnalités fortes. « Elle avait tout de suite aimé chez lui non pas ce qu’il était, mais ce qu’il pouvait devenir. Elle avait auguré Rodrigue et Lorenzo, deviné le Modi maudit de « Montparnasse 19 », et le précepteur dostoïevskien du « Joueur ». À sa manière, elle avait eu envie de le redessiner  à l’encre de Chine, d’aider à s’accomplir un destin ébauché. »

Le reste du récit est  l’image de ces pages. Digne et sans pathos. On n’enterre pas une deuxième fois celui qui incarna avec tant de panache et de grâce le Cid en jouant sur une sensiblerie de presse de caniveau. Alors passent dans cette cérémonie des adieux les figures de quelques proches – Jean Vilar notamment – venus rendre visite à l’artiste en faisant comme si… Jusqu’au bout, on sent l’appétit de vivre, de créer et d’agir de Gérard Philipe qui, malgré la fatigue, continue de se passionner pour le Syndicat français des acteurs qu’il a fondé en juin 1958 et dont il fut le premier président avant de passer la main à Michel Etcheverry. « La maladie n’a rien changé, note Jérôme Garcin, celui qui est entré au TNP pour servir le public et a pris la tête du SFA pour servir les acteurs ne peut pas vivre sans s’engager. Ni taper fort sur la table des négociations. »

Puisant dans des souvenirs intimes, sans jamais être racoleur, Jérôme Garcin « raconte » la dernière pièce jouée par l’éternel jeune premier. Parfois, on se demande si, sentant qu’un mal le ronge, l’acteur ne donne t-il pas le change à ses proches, jouant un ultime personnage avec l’élégance dont il fit toujours montre. Jérôme Garcin a, dans les ultimes pages de ce texte magnifique, le don de suggérer et de ne rien trancher, lui qui est un témoin privilégié des secrets d’une famille. Quand le rideau tombe sur une vie, quand l’acteur est inhumé dans le costume du Cid, quand son épouse l’accompagne vers son dernier voyage pour le cimetière de Ramatuelle,  l’émotion est là. Palpable. Un livre magnifique sur un artiste qui, jusqu’au bout, n’a cesse de lire et d’annoter les tragédies grecques qu’il rêvait de jouer…

(*) Ed. Flammarion

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